
Je remarque personnellement que le nombre d’articles sur la mort de « l’Agilité » augmente dans mon fil d’information LinkedIn1 2 3. Je ne reviendrai pas dans cet article sur ce que cela signifie, ni si l’Agilité est vraiment morte, si cela peut mourir… Je souhaiterais vous proposer mon interprétation autour de la vision économique du marché de l’Agilité et plus précisément de celui du coaching Agile.
Modèle des évolutions d’un marché économique jusqu’à la consolidation
Tout a commencé quand j’ai appris que PMI avait racheté Agile Alliance4. Tout ceci m’a rappelé un phénomène de consolidation et m’a ramené quelques années en arrière dans mes cours d’économie. Les évolutions des marchés économiques ! Pour ceux qui ne sont pas experts voici un modèle présentant les différentes phases que peut suivre un marché économique jusqu’à la phase de consolidation des acteurs :
Naissance du marché :
- Le marché émerge, souvent à la suite d’une innovation ou d’un changement structurel.
- De nombreux acteurs se lancent, testant différents modèles économiques.
- Forte concurrence, avec des barrières à l’entrée relativement faibles.
Croissance rapide (expansion) :
- Augmentation de la demande et forte croissance des revenus.
- Les acteurs investissent massivement dans le développement de leur offre.
- Apparition des premières spécialisations et différenciations entre entreprises.
Saturation et concurrence intense :
- Le marché atteint un point de maturité où la demande commence à ralentir.
- Les acteurs en place cherchent à défendre ou augmenter leurs parts de marché, entraînant des pressions sur les marges.
- La concurrence devient de plus en plus féroce.
Consolidation des acteurs :
- Les entreprises moins compétitives ou marginales disparaissent ou sont rachetées.
- Les grandes entreprises acquièrent leurs concurrents pour augmenter leur part de marché, réduire leurs coûts et accéder à de nouvelles ressources ou technologies.
- Le nombre d’acteurs diminue, laissant place à quelques leaders dominants.
Appliqué au coaching agile
Si je pose maintenant l’hypothèse que les offres liées à l’agilité et plus particulièrement au coaching Agile suivent ce modèle, cela donnerait donc les phases suivantes :
Naissance de l’Agilité entre 1990 et au début des années 2000
Quelques experts commencent à travailler avec des boucles courtes de mise en production et de retours (feedback) afin de répondre aux besoins d’adaptabilité des entreprises. Ils consignent et partagent leurs apprentissages à travers des cadres de travail comme Scrum, Crystal, XP, Kanban… En 2001, 17 d’entre eux, principalement nord-américains, se réunissent et définissent le manifeste pour le développement Agile de logiciels5. On voit alors apparaître les premiers coachs agiles, souvent d’anciens développeurs ou chefs de projets passionnés par cette approche. Cela leur permet notamment d’accompagner les équipes en tant que formateurs et mentors. La concurrence est faible, car la demande est en pleine expansion. Vers 2010, le rôle de coach agile est formalisé par Lyssa Adkins dans son livre Coaching Agile teams et le framework Scrum est défini dans le guide Scrum par Ken Schwaber et Jeff Sutherland, ses créateurs. En France, quelques ESN (appelées SSII à l’époque), principalement de petite et moyenne taille et spécialisées en développement logiciel, se lancent dans l’aventure.
Croissance rapide entre 2010 et 2015
L’agilité devient un mot-clé dans les entreprises, et la demande en coaching explose. Le cadre de travail Scrum s’impose comme le cadre agile le plus utilisé, et des organismes de formation tels que Scrum Alliance, Scrum.org multiplient les certifications (Scrum Master, Product Owner, etc.). Les petites structures (freelances, cabinets de conseil spécialisés) se développent, tandis que les grandes entreprises de conseil (Accenture, Deloitte, Capgemini, etc.) commencent à intégrer l’agilité dans leurs offres. Des expérimentations de cadres agiles sont menées dans des domaines autres que le développement logiciel. Par ailleurs, plusieurs cadres de travail agiles à l’échelle viennent compléter et appliquer les pratiques et valeurs du « Manifeste Agile » au sein des organisations : LeSS en 2008, SAFe en 2011, Nexus en 2015, etc.En France, plusieurs grandes entreprises du CAC 40, notamment dans les télécoms, les grandes banques et les assurances, lancent leur transformation agile. Ces entreprises mettent en place des centres d’excellence Agile pour accompagner ces transformations, et elles embauchent ou forment des coachs agiles en interne. Les coachs agiles ne viennent plus exclusivement du monde du logiciel. Leur posture évolue, intégrant davantage de pratiques liées au « coaching » (questionnement, facilitation, etc.) et au rôle d’agent du changement.
Saturation et concurrence intense après 2015
Le terme « agile » est devenu un mot-valise dans lequel les puristes et les passionnés ne se reconnaissent plus. Les signataires du « Manifeste Agile » n’hésitent pas à proposer d’autres alternatives, comme Heart of Agile de Alistair CockBurn en 20156 ou encore Developers should abandon Agile de Ron Jeffries. Les grandes entreprises qui amorcent leurs transformations s’appuient sur les cadres de travail les plus utilisés, tels que SAFe et Scrum. Cependant, les retours d’expérience sur les transformations « agiles » restent mitigés.
La crise de la Covid-19 en 2020 transforme le paysage des entreprises avec l’apparition du travail en mode hybride, combinant présentiel et télétravail via des outils comme Zoom, Microsoft Teams, ou Google Meet, ainsi que l’utilisation de tableaux numériques tels que Miro, Mural, et Klaxoon. La demande ralentit dans certaines régions ou secteurs où l’agilité est déjà bien implantée, tandis que la concurrence s’intensifie entre les indépendants et les petites structures, souvent locales. Les grandes entreprises intègrent désormais le coaching agile dans des offres plus globales, centrées sur la transformation digitale. Plusieurs acteurs rencontrent des difficultés à se différencier en raison de formations similaires et d’approches trop génériques. La pression sur les prix augmente, rendant difficile la survie des petits acteurs isolés.
Consolidation des acteurs vers 2025
Les grandes entreprises de conseil acquièrent des cabinets spécialisés en coaching agile pour renforcer leur expertise, tandis que les principaux acteurs du marché rachètent des structures plus petites (comme PMI et Agile Alliance). Les ESN non spécialisées dans les transformations changent de stratégie et ne mettent plus en avant les offres de coaching agile. Les coachs indépendants peinent à rivaliser face aux grands cabinets ou à se distinguer dans un marché saturé. Les prix sont tirés vers le bas, et les clients privilégient les grandes enseignes pour minimiser les risques, comme en collaborant avec des cabinets reconnus tels que Deloitte ou Accenture. Plusieurs publications sur les réseaux sociaux prévoient une mutation du marché de l’agilité : Agile Is Undead…A Synthesis de Jurgen Appelo, ou encore des analyses annonçant la fin de l’agilité. On observe également une standardisation croissante des approches, avec des cadres de travail comme SAFe et Scrum devenus des références dominantes. L’intelligence artificielle et l’écologie émergent comme de nouveaux critères différenciants, venant compléter ou remplacer les anciennes pratiques.
Les périodes mentionnées dans ce paragraphe reflètent mon interprétation et ont été enrichies par une analyse avec l’aide de l’IA.
Après la consolidation
Voici le futur proposé par une IA sur le marché du coaching Agile. J’ai l’impression pour ma part que certains points sont déjà d’actualité.
Oligopole dominé par les grandes structures :
- Quelques grands cabinets (EY, McKinsey, etc.) dominent le marché, avec des approches standardisées.
- Les labels ou certifications (Scrum Alliance, SAFe, etc.) deviennent incontournables pour être pris au sérieux.
Optimisation des services :
- Les grandes structures proposent des offres intégrées : coaching agile, transformation organisationnelle, et outils technologiques.
- Innovation dans les méthodologies, intégrant des tendances comme l’agilité à l’échelle, l’agilité business et l’agilité durable (sustainability).
Barrières à l’entrée élevées :
- Pour les nouveaux coachs ou cabinets, il devient difficile d’entrer sur le marché sans certifications coûteuses ou partenariats avec des grands noms.
- Les clients recherchent des preuves de résultats ou des références solides, limitant les opportunités pour les petits acteurs.
Disruption possible :
- Si un nouveau cadre ou méthodologie plus efficace émerge (par exemple, un modèle hybride ou post-agile), les leaders pourraient être remis en question.
- L’intelligence artificielle et l’automatisation pourraient également bouleverser le marché, avec des outils capables de guider des équipes sans intervention humaine.
Cycle de renouvellement :
- Si l’agilité évolue vers de nouvelles approches (post-agilité, human-centric agility), un nouveau cycle peut émerger, avec de nouveaux acteurs et méthodes.
Pour conclure
Pour conclure, mon interprétation est que le marché des offres de coaching agile est entré dans une phase de maturité, ce qui se traduit pour moi par :
- Des entreprises qui ont créé des centres d’expertise agile et embauché des coachs agiles en interne.
- Un marché plus difficile pour les indépendants, avec une baisse des prix sur les offres de mission.
- Une consolidation des acteurs du marché : rachat d’Agile Alliance par PMI et acquisition de SAFe par un fonds d’investissement en 2021.
- Des acteurs cherchant à se différencier par le recours à l’intelligence artificielle, ou en adoptant une conscience écologique croissante.
Je pense néanmoins, et c’est un parti pris, que les transformations d’entreprises restent d’actualité dans un monde plus que jamais imprévisible et changeant. L’entreprise ne peut plus se contenter de se percevoir comme un système isolé de son écosystème et des limites planétaires.
En m’appuyant sur la spirale dynamique7, décrite comme un « modèle imagé de l’évolution par stades de la conscience humaine et des systèmes de valeurs.« , j’ai l’impression qu’un certain nombre d’entreprises n’ont pas encore atteint un fonctionnement leur permettant d’appréhender la complexité des niveaux les plus avancés. Ces entreprises auront besoin d’acteurs extérieurs à leur culture pour les accompagner dans cette progression vers des niveaux de conscience et de fonctionnement plus adaptés.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
PS : Merci à Régis Schneider et Julien Karoubi 8 pour leurs retours constructifs et leurs apports sur le sujet.
PS1 : Je vous partage également un article de Pablo Pernot sur le sujet9
- https://www.linkedin.com/pulse/agile-isnt-dead-its-failing-reflections-industry-brad-nelson-qq1oc/?trackingId=z2SRE8qrQG6nisTRlX2cpw%3D%3D ↩︎
- https://www.linkedin.com/pulse/forget-agile-dead-heres-whats-really-happening-project-upright-giwsc/?trackingId=FKKtwPA1ReuXkBxGTkAdBA%3D%3D ↩︎
- https://www.linkedin.com/pulse/agile-undead-synthesis-jurgen-appelo-54wne/?trackingId=8zBF4WZnST2%2FuA47rV6lLQ%3D%3D ↩︎
- https://www.linkedin.com/posts/julienkaroubi_et-si-et-si-le-bashing-des-frameworks-activity-7281248797505019904-PESe?utm_source=share&utm_medium=member_desktop ↩︎
- https://agilemanifesto.org/iso/fr/manifesto.html ↩︎
- https://heartofagile.com/?lang=fr ↩︎
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Spirale_dynamique ↩︎
- https://www.linkedin.com/posts/julienkaroubi_crossing-the-chasm-cest-le-moment-activity-7278904877840228352-AqFY?utm_source=share&utm_medium=member_android ↩︎
- https://pablopernot.fr/pdf/2021-regard-agilite-20-ans.pdf ↩︎
Le coaching agile avait pour principale mission de faire découvrir les démarches agiles, (très « étranges » il y a encore dix ans). Aujourd’hui, l’Agilité est entrée de plein pied dans l’état de l’art du projet numérique. « Apprendre » une démarche agile – ce qui se fait maintenant depuis les bancs de l’université – fait donc beaucoup moins sens. L’Agilité n’est pas morte: elle a tout avalé. Ce qui décline, en revanche, c’est le métier de coach agile, non pas que sa nécessité cesse d’exister, mais parce que beaucoup de gens sont persuadés que maîtrisant le sujet, ils n’ont plus besoin de coaching.
Cette posture est accentuée par le fait que le « monde » agile a dévié de sa mission initiale (réussir des projets) pour aller conquérir d’autres territoires: gérer l’entreprise autrement, fluidifier les relations professionnelles, changer la perspective du travail, etc. Or ces sujets – s’ils intéressent beaucoup les employés – préoccupent moins les employeurs qui sont sur des sujets comme: optimiser ma productivité, éviter les coûts, exister sur un marché, etc. Or ce sont eux qui « achètent » les prestations, pas les employés ! Ils n’en voient plus forcément l’intérêt, voire, cela peut les inquiéter quand ils entendent des discours potentiellement séditieux où leurs préoccupations très prosaiques ont disparu. On ne paie pas pour qu’on nous fasse du mal 🙂
Une posture agile pour un coach projet a, en revanche, tout son avenir. Un consultant projet qui fait de l’efficacité (ie. création de valeur buisness (money, money) pour l’entreprise) le coeur se sa mission avec l’agilité comme « outil » a encore toutes ces chances de séduire.
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Merci Henri pour ces éléments qui viennent compléter la réflexion. effectivement, les nouvelles générations apprennent ces concepts dès l’école, ces notions sont donc connues. Après, il y a souvent une différence entre théorie et pratique et c’est là qu’on peut avoir besoin de quelqu’un plus expérimenté…
Pour ce qui concerne le sens lié au mot « Agile » ou l’intention initiale des signataires du Manifeste pour le développement agile de logiciels », celle-ci leurs a échappé à partir du moment où la notion a été partagée. La théorie cybernétique en communication indique que c’est le récepteur qui décode le message et qui donne le sens aux données reçues. Ceci s’applique également pour le manifeste, ses valeurs et principes et encore davantage pour le terme « Agile ». Chacun a construit une interprétation propre de cette notion devenue au fil des ans un mot « valise » destiné à résoudre les différents problèmes. On peut également se poser la question quant au rôle de coach Agile. Ce qui a été abordé par Christophe Keromen dans 3 articles sur le sujet : Coach agile, d’où viens-tu ? (PARTIE 1) – Christophe Keromen Transformation Inspirante (article 1). je dirai quand même que le rôle s’est adapté aux besoins des entreprises; parfois sur l’opérationnel, parfois sur l’accompagnement des managers… Une des facettes de la pièce est celle que tu remontes de ne pas avoir pu répondre aux préoccupations des employeurs ; l’autre facette existe également.
La connaissance et la mise en pratique des principes du Manifeste ou encore des cadres de travail dits « agiles » sont bien sûr d’une grande utilité pour les professionnels du développement logiciel. L’apport d’une personne d’expérience pour résoudre les problèmes (quelque soit le type de problème) l’est également.
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Merci Eric ! Constat paradoxal quand on voit qu’à l’échelle des équipes, un retour en arrière est impossible. Essayons de vendre à des devs moins d’autonomie pour voir… J’ai la chance en tout cas d’être en ce moment en mission dans une entreprise dans laquelle l’agilité est une évidence, et qui accepte de tenter une expérience d’agilité à l’échelle « bottom up ».
En tout cas pour reprendre le constat de notre collègue Maud, le terme de coach agile est sans doute devenu un peu trop limitant… pour ma part je me sens juste agent du changement 🙂
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Hello Peter et merci pour ce commentaire !
Pour ma part, je me présente personnellement toujours comme « coach agile » et j’accepte que chacun d’entre nous (coachs, clients…) puisse y associer un sens différent. Pour éviter l’aspect limitant du terme, j’essaie donc au maximum de clarifier mon apport dans l’interaction avec le demandeur et les personnes de l’organisation. La promesse que je fais n’est donc plus sur l’Agilité mais comment les interactions entre les personnes de l’organisation et moi même peuvent aider le demandeur à résoudre son problème. Je cherche donc à décrire ce que je peut apporter et ce que je ne peux pas apporter, mes postures, mes attentes vis-à-vis des composantes du système… Tu auras certainement fait le lien avec le contrat de coaching 😉 Pour le moment cela à l’air (de ma fenêtre) d’avoir permis à ce que les interactions restent constructives dans mes accompagnements.
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